Dooz Kawa et les anges déchus

Dooz Kawa

En ces temps saturés d’angoisse et d’aliénation, où la musique elle-même semble futile et dépassée, le rapper Dooz Kawa atteint son apogée. Sa musique se nourrie de sa peine intérieure, dont la source est malheureusement inépuisable. Pour ceux qui ont regardé honnêtement en eux-mêmes et n’y ont trouvé que l’enfer, sa musique est comme le chant des sirènes. Dans un instant de grâce Kawa nous avertit « quand tu traverseras l’enfer il n’y aura que des miroirs » (Si ce monde…).

C’est noyé dans la tristesse il parvient à distiller l’essentiel, « que les nuages devant l’amour ne cachent pas l’essence du ciel » (Si ce monde...). Dans ses textes se mêlent ainsi des espoirs "vieux comme le monde" et l’horreur d’une réalité d’« un monde sans âme » (Demi monde). Pourtant « Sous les orages, malgré les risques, j'ai pas dit : "Dieu, délivre-nous" », et il continu sa « marche vers la fin du monde sans hâte » pour reprendre les termes de sa chanson « Sous la pluie ». Ainsi l’enjeu de son combat est clair : « si je suis une sous culture des milliers de fous n’auraient pas d’âme » (Soirée noire).

L’artiste fait non-seulement le constat d’un monde en perdition (voir Le bétail, Journaliste, Les hommes et les armes, Dieu d’amour, Intro Astro), mais il se rend à la source même du problème, là où personne n’ose plus aller : en soi. Il y trouve l’origine de son mal-être : « je cherche plus les monstres sous mon lit depuis que j’sais qu’ils sont en moi » (Le Monstre). Il en a bien conscience, « quand tu traverseras l’enfer il n’y aura que des miroirs », et il a pris de l’avance. Car c’est bien là que réside la source de tous nos malheurs : en nous, face au miroir. Il y plonge son regard et ne peut pas s’en détourner, comme fasciné par l’horreur de la vérité qu’il y voit. Car détourner le regard serait se détourner de la vérité, se détourner de l’origine du problème. Comme il l’intime : « La seule façon de gagner la guerre, ce serait de se dire que c'en n'est pas une » (Passions tristes). Pourtant le voilà, qui « marche vers la fin du monde sans hâte », et résume « j’attends la vague » (La vague).

L’espoir même semble se dérober, et dans une supplique vertigineuse digne de Charles Baudelaire il demande enfin « Et si ce monde n’était pas prêt ? » (Si ce monde…). Pourtant, au fin-fond de l’abîme, un filon d’espoir persiste, le retenant encore de « sombrer vers la folie » (Le temps des assassins). Alors analysons son œuvre pour tenter de comprendre comment il est devenu ce Loup des Steppes errant sur ce « territoire noir glacé » (Soirée noire).



Tout d’abord, il y a la notion récurrente des anges déchus « Bienvenue dans le demi-monde où des millions d'anges déchus tombent » (Demi monde). Il présente les humains déchus d’un état paradisiaque, comme le suggèrent les grandes mythologies et religions de l’Histoire (voir Heinberg). « Je me souviens de quand j’avais des ailes » (Soirée noire). Il perçoit donc les humains comme tombés en disgrâce, dans l’état tragique de "la condition humaine ". Il articule notre déchéance dans Maison Citrouille, chanson qu’il dédie à son fils Milo : « Les adultes sont malheureux de ne plus être des enfants ».

Son fils semble jouer une ancre puissante dans sa vie.

Toi t'es céleste et si mignon je t'aime bébé à la déraison

T'es mon petit lapin blanc rampant au pays des merveilles

Sans toi, où est mon horizon

Il fait souvent référence à un autre monde, aux « héros dans la Lune tombés sur Terre … ceux qui ont le passeport d'un pays imaginaire » (Étoiles du sol), à ceux « qui ont une âme qui vibre juste un peu plus fort que les autres » (Loup des steppes).

Et les soldats du côté sombre
Les naufragés de l'autre monde
Sont venus chanter le demi-monde
(Demi monde)

Son oeuvre n’est qu'une symphonie mélancolique aux anges apatrides d’un paradis perdu.

Je vous présente la symphonie qui représente
La partie sombre d'un autre monde
(Demi monde)

Qu’il a dû quitter

Pied-noir du paradis, j'ai dû partir sans mes meubles un jour d'hiver (Un jour d’hiver)
Si tu savais, c'est pas un jeu, c'était d'la triche, j'étais pas prêt
Une cicatrice et c'est parti, ma peau d'ange blanc s'est fait tatouer
J'suis un enfant qui sait pas jouer
(Rap sale)

Il souhaite rejeter cette horrible réalité sans âme

Au lieu d'esquiver la noyade, on nous a appris le saut de l'ange
Une négation de l'individu, un déni des personnalités
La société crée des souffrances indues dont personne n'a idée
(Soirée noire)
Je veux vous fuir, vous ma douleur
Vous les humains qui m'écorchez
(La vague)
Juste pour fuir la réalité, j'avance avec des forces éteintes (Rap sale)
La haine d'la différence elle est terrible, hein
C'est incroyable cette colère de ceux qui...
Qui en fait sont effrayés par tout c'qu'ils comprennent pas
...
Le réveil sera plus violent que l'appel d'air du bang
(Bondié)

Il prend donc position et s’oppose aux « normaux »

J’me questionne sur l’humanité tous ces non-dits qu’ils pigent pas (Si ce monde…)
Je m’accomode de ce qui vous dérange (Soirée noire)
La place du bien est en prison
Dans un système qui rend malade
(Désobéir)
J'serai fusillé demain mais vive la Résistance (La Résistance)


Le voilà donc qui erre dans un monde « sans âme », qui le consume à l’agonie.

J’ai parfois cette impression d’être comme un oxymore vivant
Parfois cette impression d’être arrivé au bout de tout
Et même dans l’excès des frissons de n’en ressentir plus le goût
(Si ce monde…)

Pourtant il ne parvient pas à oublier d’où il vient

"Bonjour" t'a dit la nuit, t'es le dernier qui reste
Pourquoi ce regard funeste ?
Relève la tête et reparle à tes étoiles comme avant
Il reviendra le beau temps
J'te vois toujours seul sur c'banc
Nuit après nuit, et les nuits se succédant
Tu dois aimer ces baskets pour les regarder autant
Allez, relève le tête, il reviendra le beau temps
On a toujours une joie quelque part qui sommeille à célébrer
Un genre de soleil finira bien par se lever
Tu mangeras des baisers jusqu'à l'indigestion
Retrouve ta direction, ferme les yeux, pars où souffle le vent
Colère et haine ne mènent qu'à l'auto-destruction
Éclaire les trucs sombres, c'est à toi d'décider
Un genre de soleil finira bien par se lever
Faudra qu'tu sois prêt
"Bonjour" t'a dit la nuit, t'es le dernier qui reste
Eh, pourquoi ce regard funeste ?
Parfois moi aussi j'lui parle ainsi
(Loup des steppes)

Il a conscience du choix

Le destin c’est pas que la chance mais surtout beaucoup de choix
Et tu peux prendre de l’avance en marchant loin dedans toi
(Milo)
J'me suis assis dans le silence un jour sans trop savoir c’est quoi
Face au vide de mon existence à observer les étoiles
Et quand t’es seul face à toi-même les premiers temps sont la souffrance
Avec le manque de ceux que t’aimes comme toxico-dépendance
Je crois l’enfer c’est pas les autres car j’aurais aimé vous y voir
Mais quand tu traverseras l’enfer il n’y aura que des miroirs
J’aimerais bien vous dire que le vide peut vous rapprocher du sacré
Mais dans un doute parfois j’hésite, et si ce monde n’était pas prêt ?
(Si ce monde…)

Il sait que l’autre option est l’ignorance

« La seule façon de gagner la guerre, ce serait de se dire que c'en n'est pas une » (Passions Tristes).

Pourtant

Et même si notre monde s’effondre on retournera pas nos vestes (Palimpseste)


Car il a bien conscience que

Petit frère, sois pas triste
On n'aurait pas été heureux dans le mensonge de la matrice
Car dans les songes... leur âme est triste
(Demi monde)


Il choisit donc l’honnêteté de se souvenir du paradis d’où il vient plutôt que le mensonge et l’oubli, bien que ce choix lui assure une souffrance extrême.


Il se résolu donc à réfléchir au problème

Réinterroger le cadre c'est une forme d'intelligence non ? (Désobéir)
Refléchis avant de rendre pire, …
Ou d’absolument vouloir remplir le tonneau des Danaïdes

Le destin c’est pas que la chance mais surtout beaucoup de choix
Et tu peux prendre de l’avance en marchant loin dedans toi
(Milo)
J’me questionne sur l’humanité tous ces non-dits qu’ils pigent pas
...
Mes espoirs sont tellement vieux
Qu’ma musique est en noir et blanc
(Si ce monde…)


Il identifie le problème

On est des êtres spirituels mais on est prisonniers d'un cercle (Passions tristes)
Avec ce cerveau embêtant j’tourne autour de l’étang (Si ce monde…)


Il entrevoit la possibilité d’une solution

On cherche toujours des solutions sans vraiment connaître le problème (Artiste)
La nature des choses trouve toujours son chemin
Faut se battre jusqu'à l’ecchymose
(Milo)
Moi je suis celui qui se délivre dans le mythe de la Caverne de Platon (Chasseur de rimes)
On transpercera les nuages, ces cataractes du ciel ! (La couleur des émotions)


Il lutte

Affronter dans l'ouragan
Tout mon traumatisme initial
...
On reconnait les bons pilotes que lorsqu'ils affrontent la tempête
(La vague)
C'est impossible de réussir et pourtant on s'retente la belle (Passions tristes)


Et devant l’absence de solution, il laisse place au désespoir

J’aurais voulu scier mes liens (La Résistance)
Ici personne ne prétend posséder l'idée salvatrice (Un jour d’hiver)
Tous les espoirs sont vains, d’être sauvé par l'extérieur (Le monstre)
J’aimerais vous dire qu'la réussite se verra dans une vie d’après
Mais dans un doute parfois j’hésite, et si ce monde n’était pas prêt ?

Ma seule armée s'ra le salut
(Si ce monde…)

Mais en attendant son heure il ne renoncera pas à la vie, et en véritable samouraï il se bat jusqu’au bout

Et pourtant j'aime la vie, j'voudrais y rester
Il m'reste encore tant d'choses à détester
(Rap sale)
Même si l’enfer me hante (La Résistance)
Paraît que j'pète les plombs car mes bonheurs sont trop féroces et puis mes souffrances trop atroces

Parce que pour nettoyer nos âmes il faudrait qu'on prenne un bain d'sang
(Rap sale)
Avoue, notre entêtement à survivre t'émerveille (Sous la pluie)

Il connaît son choix et accepte sa condition

Affirme toi au delà de ces âmes hantées

Garde ta philosophie intègre et dans l’adversité sois toi
Même si tu donnes du sucre au Cérbère tu ne le domestiquera pas
(Milo)

Mais de toi, tu peux pas t'enfuir
...
Tu battras pas tes vieux fantômes, au pire tu les gardes à distance
Mais lorsque la fatigue arrive, tu sens s'abaisser tes défenses
T'aimerais bien ranger ton épée, t'endormir au bord d'la rive
Mais si t'as pas déclaré la paix, l'armée des Mangemorts arrive
...
Il n'y a pas d'ambulance qui puisse, où j'suis
Venir me prendre là dans mon monde imaginaire
Où les p'tites douleurs sont bruyantes
Mais les grandes ne savent que s'taire
J'vais p't-être y aller maintenant
Mais dis-moi mon ami, est-ce que j'habite Shutter Island ?
(Passions tristes)

Il garde ses positions

Moi j'kiffe la liberté même si l'humanité m'fait mal (Dieu d’amour)
Mauvaise graine depuis le départ on pousse dans la haine qui vous dépasse

J'ai toujours pas trouvé ma place
(Mauvaise graine)
Car le peu qu'Dieu m'autorisa, c'est ce qui dérange les normaux (Le Monstre)
Et plus j'vois le temps passer et moins j'comprends qui j'peux être
Je crois qu'à force de se chercher on finit toujours par se perdre

Toute l'éloquence, pour moi n'est qu'un moyen de séduction
Pour acheter une vie d'otage, tout c'que j'peux offrir c'est du son
On cherche toujours des solutions sans vraiment connaître le problème
Etre artiste mission suicide détruire l'ennemi c'est toi-même
(Artiste)

Les grands esprits ne se rencontrent pas, les grands esprits sont solitaires
J'viens de ces latitudes qui ne comptent pas où on est toujours seul sur terre
(Désobéir)

Et en silence souffre sa tourmente

En ma cervelle
De chapelier fou
C’est l’obscurité éternelle

Ils craignent que je devienne dément
(Soirée noire)
Je sais que les démons conspirent, désirent que l'amour soit gâché
Que la seule chose qui les attirent c'est les ruines d'une âme saccagée
(Le monstre)

Et avec un soupçon d’humour il nargue la folie qui le guette

Ils disent parfois qu'j'suis géniaux car on est plusieurs dans ma tête
Hein, qui parle ?
J'ai eu ma période bipolaire mais maintenant nous allons mieux -j'crois-
J'ai fait emprisonner les mois, y a quelques mois
Assassiné mes pensées putschiste
J'suis presque de nouveau le chef de moi
(Chasseur de rimes)

Il pose enfin le dilemme final

J'ignore encore si la vague sera renaissance ou bien suicide (La vague)
La boîte de Pandore mérite-t-elle que l’on en referme le couvercle ?
(Soirée noire)



J'ai traversé la solitude qui m’a inspiré un remède
Penser à la mort tous les jours a fait ressortir l’essentiel
Que les nuages devant l’amour ne cachent pas l’essence du ciel
Qu’il faut apprendre à s’aimer seul, être égoïste et t'aider toi à te sauver
Car si tu te noies tu ne pourras sauver personne
(Si ce monde…)

Pourtant le véritable géni de Dooz Kawa le voici : s’adresser aux « étoiles du sol », à « ceux qui ont une âme qui vibre juste un peu plus fort que les autres », les derniers qui restent, en attendant le jour où le soleil se lèvera enfin. C’est à ces fous en marge qu’il s’adresse, ceux qui ont conscience qu’il existe un monde fait d’amour et de tendresse.

J'représente pour tous ceux qui prient un dieu d'amour
Celui qui fait qu'on s'aime dans le monde et les alentours
(Dieu d’amour)
Pour porter tous les non-dits
...
La fin des temps, la mort de Dieu
On y arrive les larmes aux yeux
(Message aux anges noirs)

En attendant le « soleil », il procure la seule source de vérité et adresse tous les non-dits du mal de soi et de la souffrance intérieure de ceux qui ont gardé leur âme d’enfant.

P't-êt' que la planète tourne trop vite et que toi
Tu marches sur des nénuphars comme une danseuse étoile
On va seul dans ces mondes qu'on improvise
Et personne te tient la main si tu t'écorches les genoux
C'est le côté froid du rêve qui fait de la neige en nous
Qui rend tous ces cons d'supporters, ces militaires, ces gens terre à terre, jaloux
Parce qu'les étoiles du sol, ben...
C'est nous

J'étais ce gosse qu'on a mis en marge
C'est pour les mômes qui planent au-dessus

Juste parce que j'suis pas de ce monde

J'écris ces mots comme une ode aux évadés

Et si y a plein d'lumière dans ta rétine
Et chez le doc', ça paraît clean
Étoiles du sol
(Étoiles du sol)

Et l’heure est enfin arrivé, car nous pouvons enfin expliquer pourquoi notre monde dégénère et les humains deviennent psychologiquement contrariés. Nous pouvons comprendre qu’en devenant conscient, notre esprit a prit le contrôle de notre comportement au détriment de nos instincts. Nos instincts, qui ont jusqu’à présent toujours régi notre comportement et assuré notre survie, se voient dérobés par un imposteur, qu’ils critiquent pour qu’il arrête de désobéir. C’est donc de l’ignorance de nos instincts que vient notre sentiment de culpabilité, notre tourmente et notre intime terreur d’être fondamentalement mauvais. Mais nous pouvons enfin comprendre qu’au lieux d’être des monstres désobéissant comme nous intime nos instincts, nous sommes véritablement des héros conscients en recherche de compréhension de nous-mêmes.

Kawa sait que l’honnêteté de ses textes peut sauver les âmes en perdition et les rassembler.

Je donne de mon âme à chaque rime, comme les horcruxes de Voldemort (Artiste)
Prends un morceau de son cœur
Son âme est une porte ouverte"
(Soirée Noire)

Ainsi on peut dire qu’il s’agit là d’un penseur d’une profondeur presque inégalée dans notre temps, en effet très peu de personnes ont été capables de contempler le mal en eux même pendant si longtemps sans devenir fous ou se suicider. Peu de personnes ne pourront se réjouir autant du jour où « un genre de soleil finira bien par se lever », jour qui est maintenant possible grâce aux travaux Herculesques du biologiste australien Jeremy Griffith qui a expliqué l’origine de la condition humaine.

J'ai réussi des choses extrêmes un peu grâce à mon intuition
Surtout grâce à mon inconscience
(Rap sale)

Ton soleil le voici, dans l’explication de la condition humaine de Jeremy Griffith, qui explique pourquoi tu as souffert tant de contrariété psychologique insupportable. J’espère du fond du cœur que toi et tous ceux « qui ont une âme qui vivre juste un peu plus fort » trouveront cette explication et soient libérés de leur tourmente.

Un jour la Musique me dira
Kawa j’ai retrouvé les tiens
(Artiste)